Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

littérature française - Page 134

  • Bouvier le voyageur

    Dans la collection « Voyager avec… », S’arracher, s’attacher (2013) rassemble des textes de Nicolas Bouvier, choisis et présentés par Doris Jakubec et Marlyse Pietri, avec des photographies de l’écrivain voyageur suisse aussi « chercheur d’images » : « Ce métier, aussi répandu que celui de charmeur de rats ou de chien truffier, ne s’enseigne nulle part. C’est dire qu’on ne le choisit pas ; il vous choisit, vous attrape au coin du bois. » (Le Corps, miroir du monde) 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture

    Un beau portail pour faire connaissance avec l’auteur d’un livre culte dont on vient de célébrer les cinquante ans, L’usage du monde (1963), inspiré par un grand voyage (dix-sept mois) jusqu’en Afghanistan avec son ami peintre Thierry Vernet. De larges extraits répartis en trois parties : « Préparation au voyage », « Les voyages », « Retours », entre une introduction de Doris Jakubec et une chronologie (1929-1998). Je vous propose une lecture en deux temps.

    Cadet de trois enfants, étudiant en lettres et en droit, Nicolas Bouvier a très tôt le goût du vagabondage loin de Genève ou de Cologny (où une maison de famille sera son point d’attache). Un accident lui abîme le genou durant son service militaire dans l’infanterie : plusieurs opérations, un an et demi pour pouvoir remarcher. Ses parents lui offrent alors une Fiat Topolino pour qu’il puisse reprendre ses études, un « cadeau miracle » qui lui rend la liberté de circuler à sa guise. 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture
    A Quetta en 1954

    Son premier « Thesaurus pauperum » n’est pas le Petit Larousse, mais un ouvrage édité par quatre fabricants de chocolat suisse, « L’Album NPCK ». L’emballage des chocolats comportait un coupon à envoyer pour recevoir le livre des « Grandes figures de l’histoire mondiale » avec des encadrés où coller des vignettes près de notices d’une vingtaine de lignes, « de Sémiramis à Pasteur, de Sargon à Stevenson, de Moctezuma à Thomas Morus »…

    L’album acquis et complété en secret sera sa bible, un sésame pour échapper à Bertha, la « sadique Prussienne » dont il était le bouc émissaire à la maison, et persuader sa famille de le prendre au sérieux. Après avoir fait preuve de connaissances toutes neuves qui étonnent la compagnie, il gagne le droit de s’attarder le soir – « Laissez-le tranquille, il se couchera quand il aura sommeil » dit sa grand-mère à Bertha qui veut le mettre au lit – et de se mêler à la conversation des « grands » (La Guerre à huit ans). 

    bouvier,nicolas,s'arracher,s'attacher,textes,voyage,littérature française,écrivain voyageur,suisse,l'usage du monde,culture
    Photographies présentées par Olivier Barrot : http://www.ina.fr/video/1858776001

    Dans la bibliothèque de Genève, avec son père, il a passé « des heures de félicité absolue ». Décidé à gagner sa vie en écrivant le récit de ses voyages, il travaille un temps comme journaliste à l’OMS qui lui demande de constituer un dossier d’images sur l’œil « dans tous ses états ». Ce sont ses débuts dans l’iconographie – « cet apprentissage de l’image (…) m’a enrichi autant que tout ce que j’ai pu lire entre six et soixante-trois ans » (Le Corps, miroir du monde).

    A dix-sept ans, il a franchi pour la première fois le cercle polaire – « C’est cet été boréal qui a fait de moi un voyageur et m’a ouvert ensuite les autres axes de la boussole. » (Le Hibou et la Baleine) Ses licences de lettres et de droit une fois obtenues, il entreprend « à toute petite allure », en Topolino, un grand voyage avec Thierry Vernet qu’il rejoint en Bosnie : « Nous avions deux ans devant nous et de l’argent pour quatre mois. Le programme était vague, mais dans de pareilles affaires, l’essentiel est de partir. » (L’Usage du monde)

    ...

  • Pas de l'amour

    léautaud,le petit ami,roman,littérature française,autobiographie,mère,abandon,femmes,paris,culture

    « Ce n’était pas de l’amour que je venais demander à ces femmes. Mes projets de littérature me fatiguaient bien assez. C’était de la grâce, de la douceur, quelque chose qui relevât la fadeur de mes journées, passées à des besognes, parmi des gens sans tendresse. J’étais servi, comme on s’en doute. Elles me racontaient leur chiqué et je leur disais mon impuissance. « Si tu crois que c’est toujours gai de coucher avec des types qu’on ne connaît pas ! me disaient-elles. – C’est comme moi, leur répondais-je ; de loin, ça me fait envie, ma tête marche, je me dis que ce sera épatant. Et quand j’y suis, il n’y a plus rien de fait ! »

    Paul Léautaud, Le petit ami

  • Des femmes, une mère

    Le petit ami (1903) est le premier roman de Paul Léautaudautobiographique en grande partie, les souvenirs d’un enfant qui aimait la présence des femmes légères, d’un petit garçon à qui sa mère a tant manqué. Partie quelques jours après sa naissance, celle-ci l’a laissé à son père, souffleur à la Comédie-Française, qui lui a fait découvrir très jeune le milieu du théâtre et de la bohème littéraire. 

    léautaud,le petit ami,roman,littérature française,autobiographie,mère,abandon,femmes,paris,culture

    "Rayon d'or", danseuse du Moulin-Rouge, vers 1900 © Roger-Viollet 

    C’est « dans un music-hall célèbre » où traîne « une collection de ces femmes dont on assure qu’il n’y a pas les pareilles dans les autres capitales, du moins pour la grâce et l’élégance » que le spectacle, aussi bien dans la salle que sur la scène, et en particulier le passage d’une de ces femmes près de sa table, qui le fait penser à sa mère, donnent à Léautaud l’idée d’écrire ce livre, vers l’âge de trente ans.

    Ses « amies » l’encouragent, ravies d’y figurer. Combien  de fois il leur a déjà parlé de sa « chère maman » – « n’était-ce pas à elle que je devais de les aimer comme je les aimais ? » –, rien ne lui plaît davantage que d’avoir rendez-vous chez l’une d’elles, de s’abandonner à la tendresse qu’elles lui inspirent. En échange de leurs confidences, il leur raconte ses souvenirs d’enfance. « Ainsi je me distrais le plus possible auprès de ces créatures pour qui la tolérance n’est pas un mot. » L’écrivain ne cache pas son manque d’intérêt pour l’amour. « Pas besoin, avec elles, de faire des phrases. »

    Paris du XIXe siècle. Léautaud revoit des lieux disparus, une crèmerie dans le haut de la rue Pigalle où « ces femmes déjeunaient et dînaient de compagnie », les endroits où il habitait. « Mon enfance s’est passée tout entière dans ce quartier de Paris qui va de la Butte Montmartre aux grands boulevards. » Voici les rues où il jouait, le trajet de chaque matin pour accompagner son père chez le coiffeur, le chemin qui menait vers sa vieille bonne Marie chez qui il passait la nuit, les boutiques, les maisons, le lavoir, le petit bazar… « Presque rien de tout cela n’a changé. »

    Deux photographies prises pour être envoyées à sa mère rappellent le garçon qu’il était : sur celle où il est près de « maman Pezé », la bonne, il a l’air « timide et songeur » ; sur l’autre il est tout seul, « plus posé ». Son chien Tabac les avait accompagnés chez le photographe, il aurait aimé qu’il reste près d’eux, mais la bête n’avait pas voulu se tenir tranquille. « Jours lointains, si je pouvais les revivre, si je pouvais redevenir le cher gamin d’alors ! »

    Au quatrième étage de la maison de Marie habitait Loulou, si gentille avec lui. L’enfant ne comprenait pas pourquoi, quand ils la rencontraient au coin de deux rues où elle se tenait habituellement, sa bonne le retenait quand il voulait courir l’embrasser, ni pourquoi Loulou restait là à marcher « du même pas agile » en attendant je ne sais qui.

    « Quelques années plus tard, vers le milieu de l’année 1881, ma mère, que je connaissais à peine, vint passer quelques jours à Paris, tout à la fois pour se distraire et pour voir un peu son fils. » Les pages les plus fortes décrivent les sentiments qui s’emparent alors du petit Léautaud. Comment sa mère était habillée, comment elle se comportait, comment elle le pressait contre elle – « rien de ces choses ne peut revivre. Beautés évanouies, silence éternel. »

    Le petit ami fait le portrait d’un petit garçon, de ses amies prostituées (un mot qu’il n’emploie pas), d’une mère qui n’en est pas une et qui le trouble d’être de ces femmes trop coquettes pour aimer. En grandissant, il prend conscience de la regarder comme une femme plutôt que comme une mère, s’imagine qu’elle le voit comme un homme et pas seulement un fils. Chaque fois qu’ils se retrouvent, qu’ils se séparent, qu’ils s’écrivent, quelles émotions, quelles déceptions ! « J’aurais bien donné dix sous pour être orphelin depuis ma naissance. »

    « Ma mère. Ah ! on n’en a qu’une et je suis si triste, si profondément triste quand je pense à toute notre histoire », écrit Léautaud dans son Journal (3 novembre 1905). Dans Le petit ami, l’épigraphe du premier chapitre  « Il n’y a dans la vie que des commencements.» (Mme de Staël) – dit le deuil jamais fait d’un amour maternel.

  • Pas en sucre

    garat,pense à demain,roman,littérature française,trilogie,xxe siècle,1963,culture« Antoine conduisait donc Christine à travers bois, sans l’aider à franchir les ornières et les fossés, sans s’inquiéter d’elle, pas plus que pour traverser le terrain vague de Nanterre ; elle commençait à savoir qu’elle n’avait pas à attendre de lui ce genre de galanterie. Loin de la contrarier, être traitée en égale lui plaisait, elle n’était pas en sucre et lui n’avait pas à jouer les chevaliers servants, cette rudesse virile avait pour contrepartie de l’exempter des chichis ; sa lecture récente de Simone de Beauvoir portait ses fruits. Fi des jeunes filles rangées, qui mendient la protection ancestrale des hommes et s’amputent d’elles-mêmes. En renonçant à ce privilège aliénant, les femmes s’émancipent, par leur volonté propre conquièrent leur dignité, un gain sans pareil. »

    Anne-Marie Garat, Pense à demain

     

     


  • Demain selon Garat

    Si vous avez aimé Dans la main du diable d’Anne-Marie Garat et L’enfant des ténèbres, vous serez sans doute curieux, si ce n’est fait, de découvrir le troisième volet de cette traversée du XXe siècle dans Pense à demain (2010). Un peu plus de mille pages (en Babel) qu’on peut aborder aussi sans avoir lu les romans précédents. 

    garat,pense à demain,roman,littérature française,trilogie,xxe siècle,1963,culture

    Pense à demain débute le 15 août 1963 : Christine Lewenthal, étudiante, 21 ans, fille de Camille Galay et de Simon Lewenthal (déporté disparu en 1944), suit un stage dans un bureau parisien d’avocats-conseils. Melville (alias Etienne Louvain pendant la guerre) l’a recommandée, lui qui vit à présent avec sa mère à la rue Stendhal. Christine n’y a guère occupé sa chambre, sa mère souffrant de dépression ; elle a grandi en internat et aussi en Irlande, chez une tante, près de son cousin William – « Pauvre Camille, pauvre Melville, ils étaient vivants, mais ils avaient du mal avec la communicabilité et l’attachement. »

    Au cours, Christine a rencontré par hasard une cousine éloignée, Viviane Guillemot, qui l’a invitée à son mariage. En général, elle évite de fréquenter « le gratin bourgeois capitaliste » de la famille Bertin-Galay, mais il a bien fallu qu’elle assiste la veille à la « clôture du chantier de la fondation Simon-Lewenthal, quai d’Austerlitz » : elle porte son nom, elle est sa fille unique. L’ancien siège de la biscuiterie industrielle B&G a été rénové pour accueillir bientôt la collection de son père. Il y a du monde pour « soutenir Mme Lewenthal, saluer son entreprise, qui honore les arts et la culture en mémoire de son mari tragiquement déporté, sans retour. »

    Le lendemain, Camille Galay est en route avec l’acteur Louis Personne et son ami-chauffeur-compagnon Sacha, un couple singulier. Ils sont attendus à la campagne chez Elise Casson, mère adoptive de Louis et libraire à Paris ; elle accueille pour l’été Leni Zeisser, la fille d’une amie allemande, un an de plus que Christine – elles se rencontreront bientôt.

    La propriété des Bertin-Galay au Mesnil n’est plus habitée, un incendie l’a ravagée en partie, mais le vieux Gaston Donné et Soizik tiennent toujours la ferme des Armand. Antoine, leur cadet, instituteur, y partage le dîner rituel du 15 août. Sa mère lui annonce en aparté – le père « enrage dès qu’il entend le nom de Guillemot » – les noces de la fille cadette du député, « un événement ». En 1932, la maîtresse du domaine, Mme Mathilde avait légué la ferme et les terres à ses fermiers « fidèles et loyaux ». Gaston avait signé sans comprendre, pour le bien des enfants. Aujourd’hui le député Guillemot voudrait bien acheter ses deux hectares de terres qui gênent un futur lotissement et manigance pour les lui faire lâcher.

    « La famille, on s’y réchauffe les mains, on se serre les coudes, les jeunes, les vieux, concorde et cohésion, paix des ménages, fraternités, filiations, mais si, par inadvertance, ou par intention, l’un souffle sur l’amadou, la mèche grésille, elle part en éclair, met le feu aux poudres. Fusées, pétarade du canon. Vieux comme le monde. » Aussi Antoine est-il content de s’éloigner dans sa 2 CV, mais une voiture bloque l’allée du parc. Les coups de klaxon font revenir le gêneur, un jeune homme curieux, ravi de rencontrer quelqu’un du coin. Alexis Jamais – « Alex » – lui propose de prendre un verre et ils font connaissance.

    Alex est en possession d’un vieux film au contenu horrible, une scène de massacre, et a trouvé dans un cahier qui l’accompagnait le nom de Pierre Galay, d’où son intérêt pour les occupants du Mesnil. Antoine, projectionniste dans un ciné-club, n’a pas envie d’exhumer le passé des « maîtres », mais Alex le persuade de ranimer cette pellicule fragile : « Les images sont nos ostraca modernes » (ces tessons de poterie antiques sur lesquels on écrivait ou dessinait). Antoine connaît quelqu’un à la Cinémathèque qui pourrait les aider. Mais il est temps de rentrer chez lui, à Nanterre.

    Au mariage de Viviane, la cérémonie attire la foule à l’église, et puis ce sont les retrouvailles à la maison Rougerie, les premiers contacts avec la belle-famille. Christine retrouve son cousin William, fait la connaissance de Louis Personne. Ambiance de fête, puis premier drame d’une série : Sabine, la sœur de la mariée, ne retrouve plus ses enfants, on découvrira les deux corps flottant sur l’étang au fond du parc, morts.

    Lentement, Anne-Marie Garat met un monde en place, ranime le passé, arrange les rencontres, peint les milieux divers tout en rappelant ce qui agite l’époque, en France et dans le monde. Pense à demain montre la jeune génération avec ses attentes, ses doutes, ses refus, ses amitiés, ses amours, mais aussi aux prises avec les secrets de famille qui hantent leurs aînés. Cela fait beaucoup, c’est trop long, on s’y perd parfois, on s’y ennuie même un peu en se demandant où mènent tous les chemins ouverts.

    Un personnage qu’on croyait mort surgit alors, au premier tiers du récit. Encouragée par Melville, Camille Galay a le courage de réinterroger le dernier message codé reçu de Simon Lewenthal qui finit par « adieu pardon pense à DEMAIN ». Images, papiers, souvenirs, « rien ne se ruine du temps qu’on ne soumette à la révision, quelle que soit la visée de mémoire ou d’histoire qui travaille à l’enfouir, la nier, elle se récrit, chacun y collabore. »

    Qui s’en prend à la famille du député Guillemot et pourquoi ? Que voulait dire Simon à Camille ? Antoine et Christine, « orphelins d’un passé qui leur est refusé » écrit Christine Rousseau dans Le Monde, vont-ils pouvoir s’aimer ? Plus on avance, plus l’histoire nous happe. L’écriture fine d’Anne-Marie Garat, très visuelle, décrit les êtres, les paysages, épouse les arabesques du temps, nous enfonce dans les ténèbres et nous ramène à la lumière. Aux cent dernières pages, l’épilogue poursuit au-delà de 1963 et boucle le siècle. « Voit-on la rive que l’on quitte, celle où l’on va, comment naissent les histoires ? Par leur fin souvent. »